IV

DAVID lisait une lettre. Il en avait fait d'abord une boule et l'avait jetée, puis l'ayant ramassée, il la défroissa pour la relire.

Tranquillement, sans dire un mot, Hilda, sa femme, l'observait. Elle remarqua la vibration de sa tempe, le léger tremblement de ses longues mains délicates et les mouvements spasmodiques de tout son corps nerveux. Il rejeta de côté la mèche de cheveux blonds qui lui descendait toujours sur le front, et tourna vers sa femme ses yeux bleus interrogateurs.

« Hilda, qu'allons-nous faire ? »

Elle hésita avant de répondre, car elle avait décelé une note d'épouvante dans la voix de son mari. Elle savait à quel point il se reposait sur elle… comme toujours depuis leur mariage. Elle pouvait influencer sa décision ; et pour cette raison même, elle évita de se prononcer de façon trop catégorique.

« C'est à toi de juger si tu dois y aller, David. »

Hilda était une grosse femme, pas jolie, mais dégageant un certain magnétisme. Elle rappelait vaguement une gravure hollandaise. Il y avait une tendre sollicitude dans le ton de sa voix ; et de tout son être émanait une énergie vitale qui attire les faibles. Cette personne d'âge mûr, aux formes épaisses, n'était ni très capable ni très brillante, mais elle s'imposait à vous par sa puissante personnalité.

David se leva et arpenta la pièce de long en large. Avec ses cheveux blonds, à peine grisonnants, son visage demeurait extrêmement jeune, il avait la grâce éthérée d'un chevalier de Burne-Jones.

L'air inquiet, il dit à sa femme :

« Tu connais mon sentiment, Hilda.

— Je n'en suis pas bien certaine.

— Je t'ai pourtant répété maintes fois que je déteste la maison de Gorston et tout ce qui en fait partie ! Elle ne me rappelle que des souvenirs malheureux. Quand je songe à l'époque où j'y vivais… aux souffrances de ma mère… »

Hilda le regarda avec sympathie.

« Elle était si douce et si patiente, Hilda ! Je la vois sur son lit de malade, souffrant sans se plaindre… Dieu seul sait ce qu'elle a enduré. Et quand je songe à mon père… (Son visage s'assombrit.) Mari infidèle, il la rendait malheureuse… il se vantait de ses bonnes fortunes devant elle et l'humiliait à tout propos.

— Au lieu de se résigner, elle aurait dû le quitter. »

Sur un ton de reproche, David répliqua :

« Elle était bien trop bonne pour cela ! Elle croyait de son devoir de rester près de lui. En outre, où serait-elle allée si elle avait quitté sa maison ?

— Elle aurait pu refaire sa vie ailleurs.

— Pas à cette époque ! Tu ne comprends pas. En ce temps-là les femmes ne se comportaient pas comme aujourd'hui. Elles supportaient tout patiemment, et pensaient aux leurs avant de prendre une telle décision. Mettons qu'elle ait obtenu le divorce, que serait-il arrivé ? Mon père se serait remarié et aurait fondé un autre foyer. Elle devait songer aux intérêts de ses enfants. »

Hilda demeura silencieuse et David ajouta :

« Elle a bien agi. C'est une sainte. Elle souffrit jusqu'au bout… sans se plaindre.

— Pas tout à fait, riposta Hilda, puisque tu es au courant de ses chagrins. »

Le visage de David s'éclaira :

« Oui… elle me les confiait… Elle savait la profondeur de mon affection pour elle… Quand elle mourut… »

Il fit une pause et passa sa main dans ses cheveux.

« Hilda, c'est affreux ! Te dire ma peine quand elle mourut… Elle n'aurait pas dû partir si jeune ! C'est père qui l'a tuée ! Il est responsable de sa mort : il lui a brisé le cœur. À partir de ce moment, je décidai de ne plus vivre sous le même toit que lui. Je m'enfuis de cette maison maudite.

— Je t'approuve. C'était le meilleur parti à prendre.

— Père voulait me donner la direction de l'usine, ce qui m'aurait obligé de vivre à la maison. Je n'aurais pu le supporter et je me demande comment Alfred s'en tire depuis tant d'années.

— N'a-t-il jamais eu un sursaut de révolte ? demanda Hilda. Ne m'as-tu pas dit qu'il avait dû abandonner une autre carrière pour obéir à votre père ?

— Si, il devait entrer dans l'armée. Père avait tout prévu. Alfred, l'aîné, devenait officier de cavalerie. Harry et moi, prendrions la direction de l'usine et George ferait de la politique.

— Mais les choses tournèrent autrement ?

— Harry bouleversa les plans paternels. Il a toujours été un mauvais sujet… Il s'endetta et eut pas mal d'histoires. Enfin, un jour, il leva le pied, emportant quelques centaines de livres qui ne lui appartenaient pas et laissant derrière lui un billet où il expliquait qu'un siège de bureau ne lui convenait guère et qu'il allait voir, du pays.

— Et depuis vous n'en avez pas entendu parler ?

— Oh ! si ! »

David éclata de rire et poursuivit :

« Il se rappela trop souvent à notre souvenir. De tous les coins du monde, mon père recevait des câblogrammes réclamant de l'argent et, d'habitude, on lui en envoyait.

— Et Alfred ?

— Papa l'a obligé à abandonner l'armée pour entrer à l'usine.

— En a-t-il eu du chagrin ?

— Beaucoup, au début. Il détestait ce genre de travail. Mais père a toujours mené Alfred comme il a voulu. Il le tient toujours sous sa férule.

— Et toi… tu y as échappé ! fit Hilda.

— Oui. Je décidai de me rendre à Londres pour étudier la peinture. Père me prévint que si je commettais une telle sottise, il me verserait une petite rente sa vie durant, mais ne me laisserait rien à sa mort. Je lui répondis que je m'en souciais peu. Il me traita de jeune fou et je partis. Depuis je ne l'ai pas revu.

— Et tu ne l'as jamais regretté ? demanda doucement sa femme.

— Non. Je sais bien que ma peinture ne me donnera pas la célébrité. Je ne serai jamais un grand artiste… mais nous vivons heureux, dans notre petit intérieur… nous avons tout ce qu'il nous faut… du moins l'essentiel. Et, si je meurs, tu toucheras mon assurance sur la vie. »

Il fit une pause. Du plat de la main, il frappa le papier étalé sur la table.

« Et maintenant… cette lettre…

— Mon pauvre David, je suis navrée de voir que cette lettre te bouleverse à ce point. Ton père n'aurait pas dû t'écrire.

— Il me demande d'aller à la maison pour la fête de Noël et d'y amener ma femme afin de voir toute la famille réunie ! Que se trame-t-il là-dessous ?

— Pourquoi chercher autre chose que ce que ton père écrit ? »

David lança un regard interrogateur à sa femme. Hilda ajouta avec un sourire :

« Il prend de l'âge et devient sentimental en vieillissant. Il désire voir sa famille autour de lui. Ces choses arrivent.

— Sans doute, fit David incrédule.

— La solitude doit lui peser.

— Hilda, tu voudrais que je réponde à son appel ?

— Oui. Ce serait dommage de lui refuser cette satisfaction. Je suis peut-être vieux jeu, mais pendant les fêtes de Noël : paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! Pourquoi ne lui pardonnerais-tu pas ?

— Après tout ce que je t'en ai raconté ?

— Je sais, je sais, chéri. Mais tout cela est le passé.

— Pas pour moi.

— Voyons, chasse de ton esprit le souvenir des offenses pendant la période bénie de Noël.

— Impossible !

— Tu veux dire que tu y penseras toujours ?

— Oui, répondit David. Nous autres, Lee, nous sommes ainsi faits. Nous n'oublions jamais ! Le souvenir du mal qu'on nous a fait ne s'efface pas avec les années… au contraire !

— Il n'y a pas de quoi être fier ! » déclara Hilda, impatiente.

Pensivement, David la regarda, puis il dit :

« Tu n'attaches donc aucun prix à la loyauté… à la fidélité du souvenir ?

— Pour moi, ce qui importe, c'est le présent… et non le passé ! Le passé doit rentrer dans le néant. Si nous cherchons à le faire survivre, nous le déformons et nous en exagérons les proportions par une fausse perspective.

— Je me rappelle exactement chaque parole et chaque incident de cette époque, fit David s'exaltant.

— Tu ne devrais plus y penser, mon chéri ! Tu juges ces jours d'autrefois avec la passion du jeune garçon que tu étais alors, au lieu de les voir avec le calme d'un homme mûr.

— Quelle différence y vois-tu ? »

Hilda hésita, comprenant la difficulté de poursuivre cette discussion, mais elle voulait pourtant dire certaines vérités.

 

« Mon cher David, tu vois toujours un croque-mitaine en ton père. À tes yeux, il personnifie la méchanceté. Si tu le revoyais à présent, sans doute te ferait-il l'effet d'un homme très ordinaire ; un homme qui s'est peut-être laissé dominer par ses passions et dont la vie fut loin d'être sans reproches, néanmoins un homme comme les autres… et non un monstre !

— Tu t'obstines à ne pas comprendre. Il a été cruel envers ma mère… »

Gravement, Hilda lui expliqua :

« Il existe une sorte de soumission… une douceur résignée… qui décuple les mauvais penchants d'un homme… Ce même homme, placé devant une volonté forte et énergique, aurait pu se conduire de façon toute différente.

— Alors, tu donnes tort à ma mère… »

Hilda l'interrompit :

« Non, bien sûr que non ! Je ne doute pas que ton père l'ait traitée très mal, mais le mariage est une chose si complexe que personne… n'a le droit de juger les époux… pas même leurs enfants. Et puis, tes ressentiments ne peuvent plus rien pour ta mère. Tout cela est bien fini. À présent, il reste simplement un vieillard en mauvaise santé, qui demande à son fils de venir près de lui pour les fêtes de Noël.

— Et tu veux que je cède à son désir ? »

Après une hésitation, Hilda répondit :

« Oui, je voudrais que tu ailles tuer le croque-mitaine, une fois pour toutes. »

Le Noël d'Hercule Poirot
titlepage.xhtml
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_047.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_048.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_049.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_050.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_051.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_052.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_053.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_054.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_055.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_056.html
Agatha,Christie-Le Noel d'Hercule Poirot(1938).French.ebook.AlexandriZ_split_057.html